Mary Clare Puyfoulhoux  pour BOOM BANG MAGAZINE
 
« You would have to be half mad to dream me up. » (1) Lewis Carroll, « Alice in Wonderland »
 
Balthus, Lewis Carroll, Serge Gainsbourg, Vladimir Nabokov et le mythe de la nymphette – pour les grandes lignes, voilà ce qui vient d’emblée à l’esprit de l’observateur des clichés de Claude Rouyer (2). L’oeuvre de Sally Mann affleure aussi. Sauf que Claude Rouyer est femme et mère de ses nymphettes qui sont parfois des petits mecs. Que dans ses références elle cite plutôt Panamarenko ou Louise Bourgeois que le révérend Charles Lutwidge Dodgson (véritable nom de Lewis Caroll). Que l’artiste réside en Belgique.
 
Chez Panamarenko, le processus de création vaut autant que le résultat. C’est le chemin et les questions soulevées qui importent. La confrontation avec les limites d’un réel qu’on refuse de prendre comme tel. « Elargir le réel, ouvrir de nouvelles possibilités de se mouvoir dans le monde, lâcher l’imagination comme on libère une meute de chiens sur ce qui résiste et soumet le corps aux pesanteurs d’un indépassable registre terrestre, voilà qui anime ses projets. » dira Michel Onfray à l’occasion de son exposition à la Fondation Cartier en 1998 (3). Si l’on revient à Claude Rouyer, il importe donc de voir le jeu, l’élan poétique derrière ce qui nous est donné à voir. Il faut aussi sentir la formidable liberté  qui se dégage des images. Mais, et c’est le plus crucial, il nous faut reconnaître l’envie qui naît en nous d’appartenir à ce monde de papier glacé. L’un des nœuds du mystère Claude Rouyer étant que les sujets des photographies sont des êtres chers. Fils, neveu, fille, mère, soeur: ce sont les liens du sang, une question d’intime. Là où ça me ressemble sans pour autant m’être identique. Mystère de l’altérité, question centrale de la photographie: le sujet. C’est-à-dire, pour paraphraser Roland Barthes, « celui qu’il se croit, celui qu’il voudrait qu’on le croie, celui que le photographe le croit, celui dont il se sert pour exhiber son art ». « Il » étant ici à la fois la personne ayant posé pour la photographie, le photographe et le spectateur. Pour que ce soit clair, l’un des noeuds du mystère Claude Rouyer se trouve dans le rapport suivant: entre toutes les entités qui entrent en contact avec le cliché, lequel est réellement le sujet de la photographie?
 
« How puzzling all these changes are! I’m never sure what I’m going to be, from one minute to another. » (4) Lewis Carroll, « Alice in Wonderland »
 
Les scènes représentent des personnages à la frontière des temporalités humaines: dans ce moment fugace où l’enfance est morte mais où l’adolescence n’est pas encore arrivée (5) ou à l’orée d’un âge qu’on dit mûr. Ces personnages jouent, ou du moins on le suppose, à explorer le monde en fabriquant des mises en scènes absurdes avec des objets de l’ordre du quotidien: robe, pot, manteau, branche, bonnet de bain. Il en naît des centaures aux fesses nues, des quadrupèdes sur leur trente et un ou d’évanescentes reines des chats. Le sujet des photographies de Claude Rouyer pourrait donc être ce monde étrange de l’enfance ou de l’âge mûr (avec la série « La fête incomplète ») où l’imaginaire n’est pas ou plus « normé » par le monde des très ennuyeux adultes. Pourtant, très rapidement, s’installe cette idée selon laquelle on a en face de nous non pas des sujets soumis aux désirs d’un photographe mais l’inverse: un oeil photographique avide de saisir, voire de mettre à jour, quelque chose de l’ordre du secret. Comme si le photographe devenait sujet de ses sujets. Et que, par métonymie, le spectateur se retrouve devant une image qui lui est tout sauf asservie.
 
 
Il n’est pas anodin de voir que Gilles Berquet, qui vient poser ses mots sur les clichés de Claude Rouyer aux Editions Derrière la Salle de Bains, est un photographe dont les sujets sont tout aussi délicats. Et qu’il est dit de son travail que « L’image du corps telle que la confectionne Berquet tend à décevoir le voyeur, ce frère jumeau et maudit de l’amateur d’art, et c’est bien en cela qu’elle est une œuvre d’art, et non tout bonnement une image pornographique. » (6) Non que la photographie de Claude Rouyer soit jamais du côté de la pornographie mais elle est du côté du corps, et d’un corps particulièrement marqué par son rapport au temps. Aussi, que l’un et l’autre sont du côté du jeu. D’un jeu particulier qui n’est pas sans rappeler celui de Claude Cahun. C’est pourquoi quand Gilles Berquet regarde les scènes des garçons, il peut dire: « J’ai dû faire pire à leur âge, mais en cachette car je n’ai pas eu la chance d’avoir une mère comme Sally ou Claude pour m’encourager dans la fantaisie. » Parce qu’une fois le choc de l’envie ou du mystère impalpable passés, la photographie nous laisse, libérés comme après un grand bol d’air frais."
 
(1) « Il faudrait que vous soyez à moitié fou pour me rêver. » Alice au Pays des Merveilles
(2) « Tour à tour funeste, énigmatique et salvatrice, l’adolescente dégourdie est toujours désirable, non seulement parce qu’elle est fraîche et ravissante, mais aussi parce qu’elle détient – aux yeux du nympholepte qui en est entiché et du lecteur qui épouse son regard énamouré – le pouvoir fabuleux de ressusciter le passé et d’apaiser la crainte de l’avenir. » Sébastien Hubier, « Lolitas Et Petites Madones Perverses. Emergence D’un Mythe Littéraire », éditions universitaires de Dijon, 2007.
(3) Panamarenko, « La grande exposition des soucoupes volantes », « Qu’il faut s’affranchir des éléments », Michel Onfray, Fondation Cartier pour l’art Contemporain, Actes Sud.
(4) « Comme tous ces changements sont déroutants! D’une minute à l’autre, je ne suis jamais sûre de ce que je vais être. » Alice au Pays des Merveilles
(5) Insistons ici sur la scène: i.e. peu importe l’âge réel des enfants, dans les images qui nous sont données à voir ils n’en ont pas.
(6) Paul Ardenne, « Figures de la sexualité dans l’art des années quatre-vingt-dix »
 
 
 
 
 
 
J-Paul Gavard-Perret
 
"Claude Rouyer permet  d’atteindre ou de pénétrer ce qu’il en est de la trace du corps dans un langage qui le maquille, le double, le fausse mais le découvre tout autant par effet de surprise. La photographe s’enfonce avec son regard vers son sujet “ comme le fait « un visage dans le sable à la limite de la mer à marée montante” (Michel Foucauld). Et c’est ainsi que viennent  “ s’échouer ” superbement l’épure de ses portraits. L’être soudain se voit en une image sourde et en une ubiquité que les photographies portent en elles, portent en nous au sein même de leurs habiles mises en scène.
 
Humilité,  simplicité dans la sophistication permettent d’aborder autant l’intimité des femmes et des enfants sans forcément - contrairement à une Bettina Rheims - beaucoup de chair. Et si ce travail sacralise le corps féminin il n’en fait pas pour autant un objet érotique.  Claude Rouyer reste d’abord fascinée par le côté double des images. Elles sont à la fois dures et tendres, féminines et masculines, sans la moindre condescendance ou mollesse.  Il existe un désir d’approcher par delà la peau au plus près du corps mais sans forcément le mettre à nu. Et ce dans des mises en scène qui ne sont plus des artifices mais des artefacts. La transgression passe toujours par cette théâtralité de la théâtralité afin de faire surgir une autre vérité
 
Claude Rouyer détourne toujours les images préfabriquées. Et si elle enveloppe ses “héroïnes” fragiles dans des robes démodées, c’est pour mieux saisir leur beauté et un peu de leur intimité. Aux marges des images privées elle poursuit donc une quête paradoxale. Par  la recherche d’un minimum d’apparat elle saisit des profondeurs cachées avec humour et distance mais aussi prégnance. Soudain le monde de la nudité prend une autre dimension. Le voyeur doit marcher dans un labyrinthe pour le moins ambigus de portraits et ce dans toute sa longueur et dans tous ses recoins afin d’essayer non de s’en sortir mais d'estimer de quoi il est fait. Reste le trou qu'en feignant le combler la photographe creuse un peu plus mais afin que quelque chose en sorte sans dire quoi ni comment."